Histoire Ô Loup ! Volet V : Mais alors, c’était tout simplement le diable ! 1

Nous qui regardons ces faits à travers plus d’un siècle, nous n’admettrions pas que, dans un article de ce genre, on en oubliât le côté comique. Pourtant, ce côté-là n’y paraissait pas toujours. Loin de là! Les trois-quarts du temps, le passage du loup n’était marqué que par les débris d’un veau, ou même d’une vache, et l’on se représente ce que signifiait cela pour une pauvre famille.

Plus rarement, des déprédations moins graves permettaient d’apprécier le côté gai de l’accident. Ce fut le cas dans l’aventure qui survint à mon quadrisaïeul, le tambour Abram-Isaac Capt.

Il descendait un soir avec une charge de bois le chemin des Aubert qu’on appelait dans ce temps-là le chemin du Petit Joseph, lorsqu’il vit passer près de lui un animal informe dont il ne put déterminer la nature. Il lui sembla presque que c’était un sanglier, mais, au dernier moment, il avait cru distinguer des cornes!

Alors!? Mais alors, c’était tout simplement le diable!!…

A cette pensée horrible, Abram-Isaac lâcha sa charge au milieu du
chemin et s’enfuit.

Le lendemain matin, quand il s’en fut traire au chalottet, il constata l’absence d’une vieille chèvre. Ce qu’il avait rencontré la veille, c’était le loup qui l’emportait.

Une grand-mère des Mollards du Brassus montra en telle circonstance plus de courage.

Elle était montée sur le pâturage avec son pot de fer pour traire sa chèvre. Elle la trouva aux prises avec un loup qui l’avait saisie par la mamelle et qui l’entraînait dans le bois. Elle saisit aussitôt la chèvre par les cornes et la tira en sens inverse, mais en vain. Le loup était le plus port et il entrait déjà sous le couvert de la forêt. Elle criait bien fort: «le loup», mais les hommes étaient trop loin, en train de ramasser. Ils ne l’entendaient pas.

Alors elle essaya de le frapper sur la tête avec son pot de fer, mais le loup poussa un tel grognement qu’elle en eut un frisson qui lui ôta toute sa force. Elle lâcha son pot et courut tout d’une haleine jusqu’à la maison où elle ne pouvait que répéter: «La chèvre!… le loup!…» jusqu’au moment où elle put pleurer son saoul.

On alla ramasser le pot de fer. Quant à la chèvre, on ne sut jamais dans quel repaire le loup l’avait dévorée.

Au risque d’abuser avec mes historiettes, je demande la permission de conter encore celle-ci.

Un Aubert de Derrière-la-Côte était fiancé à une jeune fille qui demeurait au Moulin du Brassus. Il s’en revenait de faire sa cour. C’était l’hiver, le froid était extrême. Il était tard, aucune lumière ne brillait plus.

Quand il eut dépassé la Combe, il s’aperçut qu’il était suivi par un loup. La bête s’approchait insensiblement, elle paraissait énorme et durant tout le temps que l’homme mit à gravir la Roche, elle se tenait à dix pas derrière lui et son odeur le prenait à la gorge.

Quand il s’arrêtait, elle s’arrêtait aussi. S’il reprenait la marche, elle en faisait autant, maintenant toujours entr’eux la même distance.

Lorsqu’ils arrivèrent aux Piguet-Dessus, le loup fit un saut de côté et disparut dans la nuit. L’homme soupira, se croyant délivré et traversa d’un pas plus allègre le hameau endormi. Ayant dépassé la dernière maison, il attaquait la pente du Crêt-Chez-le-Juge, quand soudain il s’arrêta. Devant lui, à quelques toises à peine, le loup, assis sur le chemin, l’attendait, fixant sur lui ses yeux de phosphore.

On sait que la voix de l’homme effraie parfois ces animaux. Notre homme, qui ne manquait pas de courage, essaya de s’avancer en poussant des cris et en agitant les bras. Le loup se coucha sur ses pattes, sa tête à fleur la neige et formant, avec son corps et sa queue, une ligne parfaitement droite. Alors, devant cette attitude qu’il connaissait bien, l’homme eut peur. Il recula et s’en vint frapper aux fenêtres de la maison la plus proche. Elle était habitée par une vieille fille un peu drôle que la jeunesse se plaisait parfois à chicaner. Elle ouvrit son guichet, mais pour l’invectiver:

– Vous êtes encore un de ces crapauds qui viennent me crier des surnoms!

– Mais ne voyez-vous pas ce loup sur le chemin?

La vieille, mal réveillée, ne voyait rien. Il dut lui offrir sa montre comme gage de sa bonne foi.

Alors elle revint à de meilleurs sentiments. Ses yeux, s’habituant à l’obscurité, distinguèrent quelque chose. Mais, saisie de peur, elle n’osait pas!

Si je vais vous ouvrir, c’est moi qu’il mangera!

Vous ne ferez que tirer le verrou et vous vous sauverez.

C’est ainsi que le dit Aubert put se réfugier dans la maison dont il ne ressortit qu’à l’aube.

Pendant toute cette épreuve qui lui avait paru bien longue, il n’avait cessé de voir son bon fusil pendu chez lui, près de son établi d’horloger.

– Ah! si je l’avais eu, disait-il, je lui aurais fait voir qui était le maître.

Une petite mention encore pour cet homme du Campe qui pratiquait le métier de boucher à domicile et qui portait un morceau de viande dans sa hotte. Le loup le suivait pas à pas, flairant un régal, et l’homme lui parlait, autant pour se donner du courage que pour amuser la bête affamée:

Na que ne la té vu pas baillé, po soe que te mé medzérè aprê.

Il traversa la Sagne du Campe et finit par atteindre sa maison.

Nè pas z’aou pouaîre, disait-il à sa femme, mais fazaï rudou tsaud!

Il gelait pourtant à pierre fendre!

Mais ne nous attardons plus en des histoires tragiques. Pour terminer, c’est notre bon vieux Bas-du-Cenit qui nous racontera la sienne.

On dansait un soir d’hiver chez le Lily. L’accordéon ronflait, la gaîté régnait, quand une femme du voisinage vint annoncer qu’il y avait un loup assis au bord du chemin.

Aussitôt grand émoi! Les garçons s’armèrent, qui d’un trident, qui d’un choton, tandis que le père Lily cherchait en vain une vieille baïonnette.

L’on s’avança bientôt en nombre vers l’endroit désigné, pendant que les filles, tremblantes mais curieuses, suivaient à quelques pas et que l’oncle Orage, plus sceptique, leur criait:

– N’oubliez pas une pincée de sel!

Cependant, au bord du chemin, on distinguait en effet la forme d’un animal qui les regardait venir, immobile. Le Blanc, qui n’avait peur de rien, s’avançait le premier avec sa bonne hache dont il s’apprêtait à lui fendre la tête. Mais la bête ne bougeait pas plus qu’une souche! Car c’était une souche, en effet, qu’un bûcheron avait déposée là, pendant qu’il allait se désaltérer chez Berger. Il y eut une rumeur confuse et bientôt les rires fusèrent. Seul le Blanc la trouvait mauvaise et traitait la femme de vieille bedoûme.

On rebroussa chemin et bientôt on rencontra le Lily qui, ayant renoncé à trouver sa baïonnette, avait allumé un grand cigare et s’avançait les mains dans les poches, quelque peu gringe d’avoir paru moins avisé que l’Orage dont il craignait les quolibets.

- Comment, disait-il à la pauvre femme, tu n’es pas capable de déconnaître un loup d’avec un tronc? Il t’a été peu donné!

Puis il fit demi-tour et, le froid de cette nuit d’hiver décuplant la fumée qu’il tirait de son cigare, on ne vit plus qu’une nuée qui se mouvait. Il en sortait deux longues jambes et quelques bribes d’un monologue:

Vouedêze! Voinice! pas plus d’âme qu’une vieille brouette!

Et les filles et garçons suivirent la nuée jusqu’au moment où elle disparut sous les portiques chez Berger.

Décembre 1929

David des Ordons

1. FAVJ du 16 janvier 1930, texte de David des Ordons, paru sous le titre de: A propos de loups (suite et fin).

Quand le loup hantera nos campagnes!

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