Est-ce que Lausanne a vraiment changé ?
M’a demandé un gentil monsieur de mon village. Mon village, c’est Poliez-le-Grand. Un petit bled (qui devient de plus en plus grand, comme tous les petits bleds où on construit des quartiers de villas) entre Bottens et Échallens. Je cite toujours ces deux coins car Échallens a une équipe en 1re ligue et le LEB, et Bottens a le bus TL 60 et Ignacio Chollet. Mais les jeunes de « PLG » sont plutôt LEB lorsqu’il s’agit de descendre à la capitale : Lausanne.
Le LEB a une qualité, c’est sa béatitude. Ou plutôt, l’art de nous faire passer des blés au bitume, tout en douceur. En seulement trente minutes, nous quittons les plaines du Gros-de-Vaud pour l’euphorie citadine. Lorsque j’étais (plus) jeune, Lausanne existait seulement la nuit. Le quartier du Flon était notre point névralgique. Les deux cents mètres qui séparaient le terminus du train et le MAD servaient uniquement à terminer le mélange sucré de la Passoã et du jus d’orange. Avec le temps, nous avons osé nous aventurer plus haut, à Saint-François, où la main d’une Darling nous tendait une Hoegaarden dans un verre gigantesque. Après quelques kamikazes derrière les oreilles, nous étions prêts à tenter notre chance au Buzz, puis à l’ABC, où seul les « grands » avaient le droit d’y pénétrer.
Lausanne, c’était aussi l’eldorado professionnel après l’apprentissage CFC où la traversée en bus direction Pully lui ajoutait un air de mégapole. L’afterwork du jeudi, comme rituel pour flirter avec les limites de l’irresponsabilité, quand le dernier LEB de minuit disparaît dans l’obscurité pour nous abandonner avec septante balles de taxi. Puis Lausanne s’est ensoleillée avec les après-midis au lac et les fabuleux soupers au Lacustre, quand notre copain Marc co-dirigeait l’empire des couchers de soleil. Et puis Lausanne s’est essoufflée. Les soirées sont devenues plus rares et les amis plus occupés. Le LEB est devenu pour moi un décor, remplacé par une voiture qui brûle ses freins dans le trafic. Désormais, la ville est fragmentée de toute part par les bouchons et les travaux ont multiplié les trajets par quatre.
Et pourtant, malgré les aménagements austères d’une gare CFF qui divise et la construction d’un nouveau tram qui s’éternise, nous apercevons le bout du tunnel. L’Ouest lausannois est déjà en train de bouillir d’opportunités, tel un Wall Street en devenir. Le Flon et sa rue Centrale, bientôt définitivement privés de voiture, se redynamisent. Et nous soupçonnons que le Grand Pont et Bel-Air ne soient bientôt qu’un souvenir pour les scooters. Oui, Lausanne change, progresse, évolue. Certains commerçants sont dans le creux de la vague, comme beaucoup d’entre nous. Les temps sont durs. Mais accrochons-nous camarades car une nouvelle génération arrive. Plus agile, plus mobile, plus curieuse, peut-être. Les campagnes changent elles aussi. Tous les ménages peuvent faire leurs courses à quelques kilomètres de chez eux. Lausanne doit donc se repositionner, avec subtilité, diversité et audace.
Lausanne reste et restera toujours notre citadelle, notre Minas Tirith. Malgré les querelles politiques, les adaptations approximatives des quartiers et le manque de places de parc au Stade de la Tuilière, notre fleuron vaudois a le mérite de se réinventer et d’innover, aussi brutalement qu’un gigantesque musée de béton. Aujourd’hui, j’ai quitté mon village pour la périphérie lausannoise de Paudex. C’est un autre petit bled, situé entre Lutry et Pully, pas encore à Lavaux mais suffisamment loin du centre ville. Il n’a pas encore trouvé de surnom auprès de mon papa qui a toujours adoré rappeler à ma maman qu’elle venait de la « jet set » de la Riviera. Une audace pour un bourgeois de L’Orient, propriétaire d’un petit immeuble avec un grand jardin. Au final, nous sommes tous le riche de quelqu’un d’autre.
