Introduction
Ruth Blum (1913-1975), écrivaine, possédait à son actif quelque 21 titres dont le premier parut en 1941, « Blauer Himmel, grüne Herde », et le dernier, « Wie Reif auf dem Lande », en 1964. Originaire de la région de Zürich, elle avait néanmoins choisi la Vallée de Joux pour cadre de son roman « Gekrönte Sommer », publié en 1945, malheureusement jamais traduit.
Le texte qui suit émane de la « Nouvelle Gazette de Zürich » du 16 août 1967.
Il fut traduit par Diane, sans doute Suzy Audemars, amie de l’auteur, pour la FAVJ. Nous n’ avons malheureusement pas retrouvé la référence exacte.
Les lecteurs d’alors avaient pu apprécier ce récit magnifique. Celui-ci, désormais bien oublié, ne méritait-il pas de renaître, alors que notre Risoud reste plus mythique que jamais ?
Patrimoine de la Vallée de Joux
Je suis retournée au Val de Joux, dans cette contrée que j’aime. Voilà trente-quatre ans déjà ! Il y a trois ans, j’y étais allée très atteinte dans ma santé, « pour la dernière fois » pensais-je. Je voulais dire adieu à tout ce que j’aimais là-bas : aux bouleaux argentés de la Sagne, aux sombres sapins du Risoud, aux gentianes flamboyantes du Mont-tendre et aux nénuphars dorés sur les eaux veloutées de l’Orbe en Praz-Rodet. Mes amis m’avaient conduite en auto dans tous ces sites et chaque fois, devant un somptueux bouquet d’arbres, j’avais pensé : « Je ne te reverrai plus ». Et Diane, ma vieille amie, dont les peintures de la sagne et des tourbières ornent chez moi mon cabinet de travail, avait eu aussi la même pensée, car lorsque je lui rendis visite cette année, rentrant d’un tour à la Dent-de-Vaulion, elle me fit lire ce qu’elle avait inscrit sous ma signature dans son livre d’hôtes :
« Adieu, chère amie, adieu pour toujours ! »
Et maintenant, me voici de nouveau dans cette Vallée, dans ces tourbières où nous cherchons des fleurs rares du marais ; le comar et l’iris des marais et l’œillet superbe au parfum de girofle.
Comme ma vieille amie, octogénaire, ne peut plus m’accompagner dans toutes ces randonnées, j’ai emmené avec moi mon neveu Paul qui, dès sa tendre enfance, s’intéresse passionnément à la lecture des cartes routières et n’a qu’un souhait : devenir maître de géographie. Grâce à cette passion topographique, je puis me fier à lui et entreprendre un tour dans le sauvage et sombre Risoud, la forêt qui s’étend de Vallorbe au lac des Rousses et qui a donné son nom à la Vallée, car « Joux », c’est un vieux mot signifiant forêt et qui se retrouve partout dans la contrée du Jura, des deux côtés du mur séparant la Suisse de la France. Ce mur fut élevé au temps de l’ancien régime, tout le long de la frontière et l’on raconte que ces « Messieurs de Berne » auraient intentionnellement laissé la forêt en friche pour qu’elle servit de rempart aux villages de la combe. On raconte aussi que l’âcre fumée des fours à charbon aurait écarté maintes fois la peste.

Lorsque, dans ma jeunesse, j’appris à connaître le Risoud, la forêt portait encore le signe de l’irréel, du tragique qui faisait involontairement penser aux forêts de nos charbonniers, de brigands des vieux contes. Les Combiers aux vieux noms de Piguet, Aubert, Capt, Golay – et j’en passe – la nommaient « notre forêt vierge ». Et leurs ancêtres qui ne possédaient pas encore les fines mains d’horlogers, maniaient la hache, abattant les sapins géants, cherchaient les métaux, fabriquaient le charbon et attrapaient les loups dans des filets construits avec art. On peut encore en voir un dans un grenier de ferme Derrière-la-Côte.
Pendant l’été de 1933, au temps du grand chômage, j’ai passé bien des journées à l’ombre de cette immense forêt qui répandait ses dons aux chômeurs de la Vallée à la recherche de petits fruits, de noisettes, de champignons et de simples. Nous partions de bon matin, mon amie, ses frères et moi, ainsi que d’autres jeunes gens, sac au dos, bidon en main et pénétrions, chantant et riant, dans la forêt sauvage, éparpillés bientôt de toutes parts dans cette solitude immense. Et tous ces jeunes Combiers, calmés par le silence de la forêt, s’agenouillaient pour cueillir – avec l’exactitude des horlogers – myrtilles et framboises. Ensuite les plus hardis prenaient le chemin des Charbonniers ou celui des Mines pour se rendre en France où ils échangeaient leur récolte de la journée contre une petite livre de viande.
Onze ans plus tard, j’y étais de nouveau à la fin de l’été mouvementé de 1944 lorsque les Allemands s’enfuyaient au nord et à l’ouest du long mur et que le tricolore flottait de nouveau sur tous les clochers du pays voisin. Quelques jours auparavant, j’avais été dans les forêts, au-dessus du Solliat, à la recherche de plantes rares en compagnie de Samuel Aubert, l’éminent botaniste de la Vallée. Ce dernier, presque octogénaire, était déjà dur d’oreilles, mais à part cela, d’une endurance étonnante. Nous nous faufilions à travers un fouillis de fougères et de plantes d’airelles, enjambant de gros blocs calcaires tout crevassés et avancions lentement. Il n’y avait pas de sentier, mais le professeur avait indiqué le chemin qui conduisait à ses plantes préférées par des marques rouges sur les sapins environnants et c’est ainsi que nous suivions, attentifs, cette trace romantique et que le vieux botaniste, ouvrant la marche, fumant sa fidèle pipe, avançait rapidement, sans plus s’occuper si je suivais, emporté par sa fièvre de botaniste. Il ne s’aperçut donc pas qu’à un moment donné, je disparus dans un trou caché par de hautes feuilles et qu’il n’entendit pas non plus mes cris d’appel vu sa surdité. Lorsque je réussis enfin à me dégager, il avait disparu dans la forêt vierge et je me trouvais toute seule dans cette vaste solitude, le genou droit fortement contusionné dont la rotule garde aujourd’hui encore le souvenir. J’étais entourée d’un chaos d’herbes, de broussailles, de blocs de calcaire, d’arbres morts déracinés par la foudre ou par l’âge, derrière moi s’étendaient des rangées de vieux sapins aux longues barbes blanches, aux racines fantastiques, s’élevant en forme de voûte dans les airs. A mes pieds une magnifique centaurée des montagnes d’un bleu profond, se dressait dans ce fouillis. Mais ma situation précaire m’empêchait de jouir de cette nature vierge, si proche encore de sa création… Comment arrivai-je à me dépêtrer de cette jungle jurassique ? Je n’osais faire un pas et me voyais déjà, passant une nuit de cauchemar parmi les pierres et les broussailles. Par bonheur, je pus bientôt essuyer la sueur de mon front, car je vis poindre la barbe blanche de mon vieil ami derrière un sapin. Le professeur s’était aperçu à temps de ma disparition et avait fait demi-tour pour se mettre à ma recherche.
« Dieu merci, vous êtes là ! » s’était-il écrié et il se mit aussitôt à entourer solidement d’une bande de toile jaune mon genou blessé. Puis il tira de la poche de sa veste deux oranges qu’il pela avec soin et avec la minutie du Combier, il enfouit les pelures dans une fissure qu’il recouvrit d’une pierre.

C’est ce que je racontai à mon neveu Paul pendant que nous étions assis sur le mur frontière, tout en prenant notre pique-nique. Nous étions arrivés là-haut sans l’aide de carte, par une route toute neuve, bien lisse, que le bien-être de notre époque a construite au cœur du fouillis du Risoud, « afin que n’importe qui, à bord de son volant, puisse venir contaminer l’air salubre des sapins », pensais-je. Mais ce jour-là, il n’y avait personne et nous pûmes jouir en paix du charme de la forêt vierge autour de nous. Et je me rendais compte que j’avais emmené mon petit neveu – non comme protecteur – mais bien plutôt pour lui communiquer l’amour de cette nature vierge et cette curiosité de l’histoire du passé que j’ai toujours ressentis ; oui, c’était pour partager mes joies les plus pures avec cet enfant aux yeux bleus.
Après nous être restaurés, j’enfouis consciencieusement les débris de notre repas, à l’exemple du défunt professeur et nous franchîmes le mur frontière. La clairière était parsemée de fleurs du Jura aux couleurs vives et Paul poussait des cris d’admiration. Tout en bas, au fond de la petite vallée, entourés de marais, deux lacs argentés et, plus à l’est, un petit village. Le soleil brillait sur le toit de tôle de la petite église et éclairait la point de son clocher massif.
Et c’était tout. Aucun signe de vie dans les alentours, pas de bétail dans les prairies, aucun char de paysan le long du chemin. « Que c’est triste et solitaire là-bas ! » pensait Paul. « Oui, triste à en pleurer », ajoutai-je, « c’est un village mort. Les jeunes gens l’ont quitté et il ne reste que les vieux et beaucoup de fermes sont abandonnées. Serait-ce pour cela que là-bas ces lacs sont nommés « lacs des Mortes » ? Mais regarde plus loin, Paul, vers l’ouest, derrière l’une de ces hauteurs bleues se trouve l’un des plus magnifiques encaissements du Jura nommé Baume-les-Messieurs. Les roches calcaires tombent à pic, c’est plus effrayant encore qu’ici. J’y étais, il y a dix ans, en automne, lorsque les cimes des forêts de chênes doraient le ciel d’un bleu profond. J’y retournerai une fois avec toi si Dieu m’accorde encore quelques années ».
« Oh non ! » me répondit Paul avec la franchise de l’enfance, « car alors tu auras les cheveux blancs et ton genou te fera encore plus mal. Attends plutôt que j’aie une auto et je te mènerai contempler toutes les beautés du Jura, et puis tu ne risqueras plus de tomber dans une crevasse du Risoud » !
Ruth Blum